Le saigneur des agneaux
Par un maître du polar italien, une cabale rurale dans la Sardaigne préindustrielle, dont le bouc-émissaire est un beau et pauvre berger.

Par JEAN-BAPTISTE MARONGIU, le 11/11/99
LIBERATION

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C omme dans tout roman policier, le coupable de Sempre caro (Toujours cher) n'est pas celui que tout le monde accuse et, comme il arrive dans un certain nombre d'autres polars, l'enquêteur est un avocat. En revanche, les faits se passent non pas dans les bas fonds d'une grande ville mais en un milieu rural archaïque, ce qui est plus rare pour ce genre littéraire éminemment métropolitain. Bien que les exemples de polars historiques semblent se multiplier, il n'est pas trop courant non plus qu'un auteur d'aujourd'hui choisisse la fin du siècle dernier pour camper ses noires intrigues. Ce double décentrement par rapport à l'espace et aux temps canoniques (en général, par meurtres interposés, le roman noir nous renseigne sur nous, ici et maintenant) permet à Marcello Fois de se mettre à distance de son foyer matriciel ­ Nuoro, la petite ville au cœur de la Sardaigne où il est né en 1961­pour mieux s'en approcher.

Le jeune Zenobi, un pauvre berger «beau comme le Rimbaud de Carjat, mais arrivé à vingt-quatre ans sans avoir jamais écrit une poésie», est accusé, à tort, du vol d'une partie du bétail dont il a la garde. On veut lui faire porter le chapeau d'un délit, somme toute mineur, pour l'éloigner de Sisinnia, la fille unique de son riche employeur, une jeune et mince madone, pâle et pure comme un agneau, que le berger, aimé, aime. Il s'enfuit, comme tout le monde en de telles circonstances dans un pays où les innocents partent en cavale encore plus vite que les coupables ­vu le peu de prédispositions de la justice à faire la distinction entre les uns et les autres. Vicissitudes s'en suivent, alors que l'assassinat du père de la jeune fille, plutôt qu'accabler une fois pour toutes l'amoureux en fuite, finit par confondre le vrai meurtrier ­avec le concours déterminant de l'avocat du jeune berger transformé en enquêteur.

C'est une Sardaigne d'avant l'industrialisation, belle comme une enfance, que court le fuyard, sans y prêter grande attention, alors qu'en ville, dans les cercles du pouvoir, on discute de l'identité du peuple sarde, de sa langue et des risques qu'ils encourent face à un Etat central conquérant. L'île, en effet, ne se sent pas à l'aise au sein de la communauté italienne constituée depuis peu, et commence à le manifester. Au passage, Fois ne semble reconnaître que les identités en mouvement, programmatiques en quelque sorte, et note que les problèmes connus par la Sardaigne par rapport à l'Italie sont du même ordre que ceux que rencontre aujourd'hui la Péninsule en s'intégrant à l'Europe. En somme, sa «sardité» ne l'enferme pas mais le pousse à s'ouvrir sur le monde. D'ailleurs il vit, de sa plume, à Bologne où il était venu faire ses études de lettres.

Membre éminent de l'école bolognaise du polar, auteur de théâtre, de radio, de télévision et, prochainement de cinéma, Marcello Fois revendique, d'une certaine manière, le statut d'écrivain public tout genre et tous terrains. Dans le sens où, comme ses collègues du Groupe 13 qu'il a fondé avec Carlo Lucarelli et Loriano Macchiavelli, il porte une attention vigilante au grand public et à ses attentes. Public, l'écrivain sarde l'est aussi au sens civique du mot, parce qu'il se sent comme mandaté par sa ville natale pour donner voix aux foules anonymes et aux personnalités marquantes qui en ont façonné le visage. On sait qu'à Nuoro est née Grazia Deledda le prix de Nobel de littérature 1926 et, plus près de nous, Salvatore Satta, l'auteur de Jour du jugement. Un autre Satta, Sebastiano, contemporain de Deledda, est considéré Le poète de Sardaigne. Ce n'est donc pas un hasard si l'enquêteur de Fois porte le prénom de ce poète, il est avocat comme lui et en possède les traits et pas mal de tics. On le retrouvera même en trois autres romans, parce que Sempre caro appartient à la première des six tétralogies qui, dans les projets un peu démesurés de Marcello Fois, devraient faire, en 24 volumes, le récit des derniers cents ans de la ville qui l'a vu naître.